UNE VESTE EN TWEED
-... "Les voix s'habillent d'une veste en tweed ?" Curieuse metaphore.
- Pourquoi curieuse, mon cher Shandy ?
- Il est fort deplaisant d'avoir la langue chargee.
Pourquoi une veste en tweed... Ah oui. L'autre jour, en centre-ville, j'ai essaye une veste, vous savez, de celles souvent portees par les profs d'universite, dans l'image cliche qu'ils ont au cinema ?
Le proverbe se trompe. L'habit fait bien le moine. Les jours ou j'enseigne, par exemple, je porte une veste-tailleur pour me glisser dans la peau du personnage.
Certains prennent leur petite malette
D'autres retrouvent leur jeunesse en enfilant un blouson de cuir.
Eh bien moi, dans la veste en tweed, je me sentais...
En voyant mon reflet dans le miroir, ma tignasse chatain brossee d'un vent perpetuel, mes yeux bruns au maquillage discret derriere mes lunettes en rectangle, je me dis que cette veste m'allait comme un gant.
- Une veste qui va comme un gant ?
- Oui, Shandy, c'est une facon de parler.
- Oh, je ne m'etonne plus de rien, entre les vestes qui vont comme un gant et les langues qui s'habillent de tweed...
Cette veste, disais-je, m'allait a merveille., et je compris l'ivresse de ces femmes, qui depensent l'argent qu'elles n'ont pas dans des frusques qui font plaisir.
Pour se sentir seduisantes, des jeunes plantes d'ici portent une robe tres courte qui decouvre leurs tiges, et laisse leurs petales s'ouvrir a la vue de tous les jardiniers qui passent.
Mais revenons a la veste en tweed. Quand on achete un tweed, ce n'est pas le tweed qu'on achete. C'est l'idee du tweed. C'est la reputation du tissu, reserve aux gens distingues, qui emplissent souvent de leur voix calme les amphiteatres d'universite. Une fois les coudes uses, ils y ajoutent une piece de cuir et ca y est, la veste a vecu, elle s'est usee des heures sur un bureau, sa manche feuilletant des livres poussiereux. Cette veste leur donne l'air de britanniques ou d'irlandais ayant tout lu, tout vu, et que les novices regardent dans une lueur d'admiration, surtout une poignee de jeunettes toujours assises au premier rang, a dessiner des coeurs sur la feuille blanche ou elles prennent des notes.
Une fois la veste en tweed sur les epaules, j'etais ce professeur, le tissu a carreaux me revetait de l'experience que je n'ai pas encore, elle m'offrait la prestance sans les rides au front, elle me tendait le reve que je voulais atteindre.
-... Et tu as achete cette veste ?
- Non. Elle coutait le loyer d'un logement parisien.
Alors je l'ai reposee, en bonne raisonnable que je ne suis pas.
- Pourquoi l'avoir reposee ?
- Pas plus qu'un parfum ne fera de moi une nymphe evanescente, le tweed ne me donnera l'etoffe d'un professeur. J'attendrai.
- Tu attendras quoi ?
- L'experience, la sagesse.
- Tu attends l'experience pour t'offrir une veste en tweed ?
- Non. J'attends la sagesse pour me rendre compte que je n'en ai pas besoin.