Libre comme l\'Eire

Libre comme l\'Eire

MIS(S)FIT

Il y a quelque chose d'effrayant chez la femme seule. On la tolère tout juste à la terrasse d'un café ou à la table d'un restaurant. Surtout ne pas la voir, la cacher, vite, vite, l'asseoir près des toilettes, pour s'en débarrasser proprement. C'est drôle comme les jeunes couples, les duos ou trios de copains et copines, évitent mon regard. Ils m'adressent un sourire poli et gêné, ne sachant ni où se mettre, ni où me mettre. Ils s'en veulent d'être à deux quand ils me voient seule, ils m'en veulent d'être seule quand ils souhaitent être à deux. Misfit, comme toujours. L'étrange, l'autre, s'affirme dans sa différence, et fait grincer des dents ceux qui ont tant souffert pour entrer dans la norme. Rien n'enrage tant les lâches que le courage des autres, rien n'insupporte davantage les conformistes que le non-conformisme de leur voisine, en particulier si elle ose l'afficher sans vergogne.

 

 

 

Au restaurant, je gêne le serveur de ma solitude. Je prends place à une table trop large, croit-il, alors qu'il me faut mon thé, mes scones, mon livre et de quoi écrire. Et de l'espace, encore, car il me faut écrire dans l'impression de solitude, même si elle n'est pas exacte. La sensation d'être à part, d'observer les autres, à deux, à trois, me permet de devenir plusieurs en les regardant. Mais le serveur manque de place. Il me demande si cela me dérangerait que deux femmes charmantes s'installent à ma table, je lui dis que je serais ravie que deux femmes charmantes s'installent à ma table. Et elles m'offrent ce même sourire forcé. Elles semblent mal à l'aise, voire insultées qu'une importune leur suggère d'aller humer le parfum des thés afin de faire leur choix, car c'est la politique de la maison que de laisser les thés parfumés en libre service, ou plutôt en libre senteur. Quelques minutes plus tard, l'une suggère à l'autre d'aller renifler les boîtes de thé, c'est pratique pour choisir, me lance un regard rapide et un sourire de remerciement, toujours faux; ce sourire de bourgeoise qui s'évertue à faire bonne figure. L'ironie du jour a voulu que je lise un excellent roman sur le conformisme et ses paradoxes.

 

 

 

 Le 5ème enfant est le misfit d'une famille bien comme il faut. Il trouve un jour sa place dans une bande, d'adorables motards qui l'appellent tour à tour "Alien 2, le hobbit, le gnome, le nain, Gremlin." Cette liste de surnoms terrible et, dans ce contexte, affectueuse, me fit éclater de rire dans le calme du salon de thé. L'une de mes voisines me regarda étrangement, et je m'excusai de mon fou rire. C'est cela. Je m'excusai. M'excusai d'être seule et de rire un peu fort. Les deux femmes finirent leur thé et discutèrent un peu. Elles quittèrent le salon. Le serveur, me voyant de nouveau seule, voulut plaisanter: "Alors, vous faites fuir les clientes ?" Et je répondai du tac au tac: "Oui. Les pauvres." Il sourit, mais je décelai dans sa plaisanterie ce fond de vérité qui fait un peu mal. La gêne passe mieux dans un trait d'humour, le jeune homme tâchait de se montrer aimable. Et dans ma réponse au 2ème degré, je présentais encore mes excuses. Pardon d'être seule, oui, c'est mieux d'être à deux pour prendre le thé, on connaît la chanson.

 

 

 

 

Mais la connaît-on vraiment, cette chanson ? Regardez ce doux visage de parfaite ménagère. Le texte de la chanson est le reflet de l'interprète : obsolète et conservateur à faire frémir...

 

 

 


Day will break and I'll wake
And start to bake a sugar cake
For you to take for all the boys to see
We'll raise a family
A boy for you
And a girl for me
Can't you see how happy we would be...

 

Au petit jour je m'éveillerai

Pour préparer un gâteau au sucre

Que tu emporteras sous le regard jaloux des autres gars

On fondera une famille

Un garçon pour toi

Une fille pour moi

Imagines-tu seulement notre bonheur...

 

La voix de Doris Day s'accorde à merveille avec cette musique d'ascenseur que les maisons de thé adoptent pour se donner des airs désuets. Je préférais à la voix de Doris Day les mots de Doris Lessing, et continuais ma lecture.

 

Je vis trois touristes asiatiques et séduisantes entrer dans le salon. A mon plaisir se mêla une sorte de mauvais pressentiment comme en connaissent les femmes seules dans les cafés. Puis le serveur me demanda, affable, de lui accorder une faveur. Non pas de ces  faveurs que l'on accorde loin des salons de thé, mais celle, simple et terrible, de bien vouloir céder ma place, parce que ma table était spacieuse et la leur plus étroite. Elles étaient trois jolies femmes et j'étais une femme seule, elles étaient trois tasses de thé au lieu d'une, et des petits gâteaux pour aller avec. Je redoutais la table du fond près des toilettes.

 

 

 

 

 

 

 

C'est exactement celle que j'obtins. Du canapé je me retrouvai sur une chaise droite. Le serveur me proposa, embarrassé, une autre banquette, mais elle était plus proche encore des waters, et je décidai de rester sur ma chaise, pour me punir d'avoir accepté de bouger sans broncher, moi qui bronche si souvent.

 

 

Ma lecture me passionnait trop, la météo offrait une pluie londonienne et j'aimais cet endroit. Partir sur un coup de sang ne m'aurait pas rendu service. J'aurais pu, je suppose, prendre ce ton quelque peu méprisant que j'emploie quand je suis blessée, en disant au serveur imbécile qu'il avait tort de préférer trois femmes de passage à une bonne cliente, qu'une femme avait bien le droit de venir seule prendre le thé et de lire de tout son soûl sans être dérangée, ni par un trait d'humour maladroit, ni par une "faveur" qui ne l'arrangeait pas. J'aurais pu demander, moi aussi, une faveur, celle de me faire offrir le thé, ou les scones, ou les deux, mon culot habituel m'y aurait poussée. Mais là, j'étais comme ce serveur, encombrée de moi.

 

Allez savoir pourquoi, d'une femme seule émanent les effluves d'un tableau de Hopper

 

 

- Tu ne leur as pas expliqué, m'interrompt Shandy.

- Expliqué quoi ?

- Ce que voulait dire "Misfit."

- C'est juste.

 

Le verbe to fit s'emploie pour les vêtements qui tombent bien, ou pour les gens qui savent s'intégrer. On le rencontre dans l'expression cruelle "le law of the fittest," pas tout à fait la loi du plus fort, mais du plus habile à se conformer, à jouer le jeu. Le ou la Misfit porte des vêtements qui tombent mal.

 

 

Rermarquez ici Jane, meilleure amie de Daria, elle aussi Misfit, et son air dubitatif devant la robe de demoiselle d'honneur.

 

 Parfois, les Misfits essaient de se conformer...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 En vain.

 

 

Jane et Daria sont donc des Misfits dans tous les sens du terme:  marginales, hors-norme, extra-ordinaires.

 

    Chaque fois que je me sens Misfit, je repense à Daria et à sa robe de demoiselle d'honneur. Demoiselle. Tout est dit. Dans Misfit on entend Miss, ce que ma mère appelle une catherinette, ce que les autres appellent une vieille fille. Vous avez remarqué comme la Misfit se retrouve toujours demoiselle d'honneur mais jamais mariée ? Rien d'étonnant: on cherche tellement à forcer la main des femmes pour qu'elles l'accordent à un homme. J'étais un peu déçue de trouver ce cliché jusque chez Burton.

 

 

Assez finement cependant, ce personnage, tante d'Alice dans le film, s'appelle Imogene. Il s'agit d'un prénom irlandais qui qualifie les vierges, les jeunes filles, en somme les femmes pas (encore) mariées.

 

Sur l'image, on voit Tante Imogène au premier plan, triste comme mille dans sa solitude, et Alice au second, anxieuse devant le destin qui l'attend peut-être: elle reçoit ce jour-là une demande en mariage d'un jeune homme désolant.

 

 

Heureusement, il reste un espoir aux jeunes filles: la fuite (en avant.) Alice devient ainsi capitaine de navire à la fin du film de Burton, dans un dénouement féministe. Il était temps.

 

 

Il existe aussi un espoir pour les tantes célibataires. Celle de Daria devient une confidente précieuse qui fait soupirer de soulagement.

 



27/08/2011
2 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour