LE MANDARIN ET LA COURTISANE
Un mandarin était amoureux d'une courtisane. "Je serai à vous, dit-elle, lorsque vous aurez passé cent nuit à m'attendre assis sur un tabouret, dans mon jardin, sous ma fenêtre. Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit, le mandarin se leva, prit son tabouret sous son bras et s'en alla.
Pourquoi ?
Roland Barthes
Luchini conte cette histoire dans son spectacle Le Point sur Robert, et voici que je m'interroge.
J'imagine la Chine ancienne, le jeune mandarin, d'abord heureux d'attendre, le sourire aux lèvres à l'idée de sa belle ouvrant sa fenêtre en signe d'acceptation. Patient sur son tabouret, son regard se fait tantôt rêveur, tantôt sérieux, la nuit fait jouer ses ombres folles sur son visage, un rossignol chante la sérénade à sa place, le jasmin embaume le jardin de la courtisane, c'est la première nuit.
Le mandartin revient la deuxième nuit, amusé de ce jeu de patience, il a dix-sept ans, rien ne peut l'atteindre tant il sait attendre, sa belle brûle peut-être déjà d'impatience, oui, il croit voir son ombre frémir derrière les rideaux blancs. Mais ce n'est que la nuit, et l'ombre de l'arbre faite femme par ses yeux impatients.
La troisième nuit, jeu de sagesse et temps qui passe, il apprend à regarder les fleurs du jardin bleuïr dans le couchant, il apprend à rêver sa belle, elle est drapée de blanc, le rideau qui voilait l'interdit la dévoile maintenant, elle est brillante dans le jour qui succombe. Elle porte un bouquet de jasmin à ses lèvres, ou peut-être les lui offre-t-il, il ne sait plus, il est bien tard.
Nuit quatrième, il est poète, il chante un peu mais en lui-même, il sait bien qu'elle cèdera, il lève le regard vers la fenêtre, sans doute l'observe-t-elle sans se faire voir, c'est la beauté des femmes invisibles que d'être partout à la fois.
Cinquième nuit, deux et deux font cinq, non, quatre, mais qu'importe la science face à l'amour et ses équations infinies ? La beauté de la courtisane c'est le chiffre parfait. Un oiseau chante un peu, ou est-ce la belle qui fredonne ?
Sixième nuit, le mandarin a six ans, il se rappelle les boules de coco de sa mère, les raviolis aux crevettes qui faisaient le bonheur de ses dîners d'enfant. Il pleure un peu. C'est tout.
Sept nuits cette nuit, ses sept ans, âge de raison, dit-on. Mais sait-on à sept ans que d'avoir dix-sept ans c'est tomber amoureux à ne point en revenir?
Huit jours, non, seize nuits: quand on aime sans être aimé les jours sont sans lumière.
Neuvième soirée, le vent fraîchit, la colère commence de brûler.
Dix, voilà dix nuits, il faut dix fois cela pour conquérir la belle. Plus que neuf fois cela. Si les prochaines nuits sont comme les dix premières, le mandarin pourra se croire le plus patient des hommes.
Onze, nombre anti-poétique, rien de vient, tant pis.
Douze, treize à la douzaine, combien comme lui ont tenté de séduire la belle à coups de patience et d'amour ? Il est bien petit parmi ceux qui comme lui ne comptent pas.
Treize, quelque fête au-dehors, est-ce le Nouvel An et ses dragons de papier ? Les couleurs et le feu, comme il aime cela, jamais il n'a manqué les célébrations du Nouvel An, mais ce soir il est assis là, à célébrer celle qui ne l'attend pas.
Le manque de sommeil, quatorze, que c'est long, les nuits sans amour, le tabouret de bois est trop bas et bien inconfortable. Le mandarin, en dormant, rêve d'un lit.
Quinze, une quinzaine, deux semaines que la fenêtre ne s'ouvre pas pour le laisser respirer. Elle prend le thé, sans doute, avec quelque confidente, et toutes deux rient de sa stupidité.
Seize, elle a seize ans, c'est un an de moins de lui, et combien de nuits à attendre ?
Dix-sept serait son âge à lui, s'il n'avait vieilli de mille ans en attendant sa dame.
Dix-huit, eh bien quoi ? Le ridicule ne tue point en amour, la seule faute, c'est de se déclarer vaincu.
Dix-neuf, il ne sent plus les odeurs du jardin, l'hiver serait-il arrivé plus tôt qu'à la coutume ?
Il attend en vain la vaine jeune fille. Mais la raison courbe la tête face à l'espoir.
L'amoureux a les idées en brume, voilà trois semaines maintenant, viendra-t-elle ?
Vingt-deux, deux fois onze, nombre anti-poétique, mais vingt-deux c'est deux fois onze et un peu deux plus deux. Deux fois un plus un, vingt-deux, on a l'illusion de ne plus être seul.
Vingt trois, le jardin accueille les moutons que compte le mandarin avant de s'endormir. "Ne t'endors pas, bêlent-ils, si jamais elle cédait pendant ta somnolence ?"
Vingt-quatrième nuit. Un papillon se pose sur une goutte de rosée. "Rêve-t-il de moi ?"
"Vingt-cinq, quart de ce siècle de nuits que j'ai juré de passer sous sa fenêtre. Je ne sais plus rien. Ma tête est emplie d'elle."
Vingt-six, il pleut. J'atrapperai la mort avant que de la saisir par la taille.
Vingt-sept : "Courtisane, je vous aime !" Mais elle ne m'entend pas, fait celle qui n'entend pas, moi je n'y entends rien, les femmes sont si secrètes.
Vingt-huit, faut-il que je supplie ? Cette fille de rien croit-elle faire agenouiller les empereurs ?
Vingt-neuf, oui, le désir a raison de tout. Je n'ai point de richesses. Je n'ai que mon temps à offrir en cadeau.
Trente, mais elle rêve de bijoux, qu'un autre lui offre, sans doute, dans le douillet d'une chambre dont je n'ai point la clé et où jamais elle ne m'invitera ! Pauvre fou, j'étais riche de rêves avant qu'elle ne les brise.
Trente-et-un, elle me méprise.
Trente-deux, elle se moque.
Trente-trois, elle s'amuse à parier avec d'autres combien de temps je resterai encore.
Trente-quatre, non, elle m'a juste oublié.
Trente-cinq, le mandarin est au désespoir, il tombe à genoux: la fatigue, le chagrin, la honte d'être là.
Trente-six, il se frappe le coeur.
Trente-sept, il s'arrache les cheveux.
Trente-huit, il pleure sur le jasmin.
Trente-neuf il s'arrête.
Quarante nuits c'est l'ennui qui le prend, long et lent, dans sa robe de grisaille.
Quarante-et-un l'ennui possède cette magie de faire naître les rêves, et le mandarin, qui ne possède rien, rêve de la courtisane qu'il possède tout entière.
Quarante-deux, le mandarin est malheureux, prisonnier du jardin, il ne s'y promène point.
Quarante-trois, l'attente le rend fou, goutte à goutte des secondes qui passent.
Quarante-quatre, il dort le jour, rêve la nuit, pense à grimper à sa fenêtre comme les chevaliers.
Quarante-cinq, s'il suppliait, aurait-elle pitié de lui ? Peut-être, mais l'amour s'envolerait, le désir avec lui.
Quarante-six, il veut quitter son tabouret de bois pour l'herbe verte, s'y allonger infiniment, y mourir peut-être.
Quarante-sept, il a le calme du sage dont jouissent parfois les fous. Il reste là, le regard vague, ses passions ne le tourmentent pas.
Quarante-huit, il connaît chaque odeur du jardin. Il l'aime.
Quarante-neuf, il connaît chaque odeur du jardin. Il le hait.
Cinquante, il imagine le parfum de sa belle. Il l'aime.
Cinquante-et-un, il n'a pas la force d'agir. Il se hait.
Cinquante-deux, la lune est blanche
Cinquante-trois, sa peau poudrée
Cinquante-quatre, et ses joues rondes
Cinquante-cinq, lui envoient un baiser.
Cinquante-six, les lèvres carmin derrière le rideau blanc.
Cinquante-sept, viendra-t-elle ?
Cinquante-huit, et demain ?
Cinquante-neuf, les étoiles lui content l'amour qui n'arrivera pas.
Soixante, comme on souffre, quand on aime !
Soixante-et-un, "J'ai la jeunesse et la santé, les filles du village me trouvent beau garçon. Pourquoi faut-il..."
Soixante-deux, je serai patient, dompterai ma passion
Soixante-trois, et si elle me consume, ce sera une belle mort !
Soixante-quatre, mourir ou s'endromir, tout dépend du temps qu'on y passe...
Soixante-cinq, je vivrai sans elle ou mourrai sans elle. Alors, vivons.
Soixante-six, jamais courtisane n'aura été si courtisée.
Soixante-sept, combien d'hommes resteraient ainsi, dans le froid, sans un geste de sa part, sans espoir de succès ?
Soixante-huit, je perds mon temps,
Soixante-neuf, mais jamais temps n'aura été si joliment perdu.
Soixante-dix, ce jardin sera mon tombeau,
Soixante-et-onze, y posera-t-elle les fleurs que je ne lui aurai pas offertes ?
Soixante-douze, l'amour me tue doucement, si seulement elle ouvrait sa fenêtre sur le monde !
Soixante-treize, assis sur mon tabouret, je contemple les étoiles,
Soixante-quatorze, assis sur les étoiles, je contemple mon tabouret.
Soixante-quinze, il est bien seul, sans moi.
Soixante-seize, je suis bien seul, sans elle.
Soixante-dix-sept, mon dos me fait souffrir, et mes membres et mes reins, je n'ai plus la force de rêver.
Soixante-dix-huit, je pourrais me saoûler, déjà ivre de chagrin.
Soixante-dix-neuf, mais je bois le parfum des fleurs, avant le sien.
Quatre vins de bohème,
Quatre vins, un ami viendrait dans la taverne.
Quatre vins, deux amis nous rejoindraient alors, et nous ferions bonne chère, assis sur...
Quatre vingt-trois, non, moi je serais debout.
Quatre-vingt-quatre, elle vient, non, c'est sa servante, et elle ne me voit pas.
Quatre-vingt-cinq, Dame Nature, au moins, répond à mes avances. L'arbre déploie ses bras, sa robe verte frissonne dans l'air du soir. Il fait doux.
Quatre-vingt six, hélas, je n'aime que ma courtisane. C'est qu'elle a un visage de neige, et la bouche carmin, et des yeux noirs qui seraient doux s'ils ne me toisaient de leur mépris...
Quatre-vingt sept, peut-être souffre-t-elle de me voir souffrir. Une si grande beauté ne peut qu'être bonne. Elle pleure en silence derrière ses rideaux blancs, je le sais.
Quatre-vingt huit, mais alors, qu'attend-elle ?
Quatre-vingt neuf, ouvre ta fenêtre, fais-moi signe de la main, et je crois bien que je volerai vers toi. Oui, je volerai.
Quatre-vingt-dix, je ne sais plus ce que j'attends.
Quatre-vingt-onze, je regarde l'herbe pousser, elle me chatouille les chevilles,
Quatre-vingt-douze, personne ne s'inquiète du pauvre hère qui demeure là,
Quatre-vingt-treize, ni les domestiques, ni les maîtres de maison,
Quatre-vingt-quatorze, un chien est venu me voir, ce soir, il renifle mon genou et se laisse caresser.
Quatre-vingt-quinze, je commence à compter les étoiles du ciel,
Quatre-vingt-seize, et après les étoiles, je compterai les brins d'herbe,
Quatre-vingt-dix-sept, on doit me croire gentiment fou,
Quatre-vingt dix-huit, et je le suis, sans doute.