L'ENVELOPPE OU LE CROUPION
Les pères disent souvent des conneries. On se dit même parfois qu'il sont là pour ça. Pour le soulagement de les contredire une fois venue l'adolesccence et son tourbillon de doutes. Mon père me racontait dans l'enfance, comme une légende familiale, l'histoire de notre nom. Un nom polonais qui, selon lui, signifiait "chaudronnier."
Et moi d'imaginer mes grands-parents autour dudit chaudron, grand-mère en sorcière attachante, avec ses cheveux blond platine parce qu'elle les aspergeait d'eau oxygénée, et son corps rond, chaud, énorme, qui se penchait sur quelque potion magique, remède de mère juive pour remettre sur pied ses fistons. Et le grand-père, chaudronnier mais aussi chiffonnier, qui faisait déjà résonner de ses cris le Marché aux Puces. Car oui, je pensais, jusqu'à aujourd'hui, que le chaudronnier désignait tout bonnement le fabricant de chaudrons.
Et en fait, pas du tout.
Le dictionnaire de l'Académie française nous dit:
CHAUDRONNIER, IÈRE, subst.
Personne qui, dans un cadre artisanal ou industriel, travaille certains métaux (cuivre mais aussi fer, acier, aluminium) pour la fabrication de divers objets et appareils (ustensiles de cuisine, chaudières à vapeur, appareils de distillation, autrefois instruments de musique en cuivre, parfois objets d'art en cuivre), vend, répare certains de ces objets.
Chaudronnier, donc. Le père prononçait le nom avec fierté, en appuyant sur la dernière syllabe, comme le veut l'accent francophone. Le nom lui faisait un signifiant parfait, puisque des objets de cuivre parsèment sa boutique d'antiquaire.
Ainsi, le nom polonais était Kuperstich. Je l'écris ainsi bien que je doute de l'othographe. Je ne fais que restranscrire ici ce que j'entendais de la bouche paternelle. Et cela me plaisait d'avoir à l'origine ce nom impossible. J'imaginais des orthographes fantasques telle que Kuperstiezsche, comme Niezstche, car j'admirais le philosophe.
Copper stitch, à l'anglaise, peut se traduire en "maille de cuivre." Le chaudron, après tout, pouvait être en cuivre, et jamais je ne remis en question la définition paternelle. Copper me rapprochait aussi de Copperfield, et j'étais ravie de m'inventer un lien de parenté avec le héros de Dickens.
Mon grand-père aurait changé le patronyme à la frontière française, en tronquant le "stitch pour un simple "y." Le K à l'initiale a lui aussi disparu, transformé par un C suite à l'ignorance d'une secrétaire, qui françisa encore davantage le nom polonais en le tapant à la machine.
C'est ainsi que deux noms coexistent, K ou C à l'initiale, selon la secrétaire qui accueillit mes ancêtres.
Mais revenons au nom polonais. J'ai vérifié dans plusieurs dictionnaires, et il semblerait que mon patronyme n'ait rien à voir avec le chaudronnier. Le dictionnaire l'a d'abord corrigé en "Koperty" pour me révéler que le nom, pluriel, désignait des enveloppes.
Un moment déconcerté devant la banalité du mot, mon esprit d'écrivain fut ravi de cette définition. Une enveloppe ! Le mystère des textes qu'elle peut contenir, lettre d'amour, carte d'anniversaire, mot doux glissé en cachette !
Puis mon esprit pragmatique prit la relève: feuille d'imposition, formalité administrative, facture.
Bien vite, ma plume reprit le dessus: souviens-toi du papier à lettres que tu aimais enfant, avec ces personnages dont tu contais les aventures !
Et j'écrivais au sujet de Charlotte aux Fraises, et lui inventais des compagnons selon l'illustration du papier, et les nommais Harry Cover, Laurent Outang... Je les emmenais à la pêche ou jouer de la flute en forêt.
A ce propos: Flute dans la forêt, c'est mon nom chinois. Eh oui. Sandrine peut aussi se lire, selon les sinogrammes choisis, "Flute dans la forêt" ou "Trois soleils." ça en jette, hein ?
Mais revenons au patronyme. L'enveloppe, je trouvais cela très bien, jusqu'à ce que j'aille chercher "Kuper" dans ce même dictionnaire.
Et là, ce fut le drame.
Croupe.
Croupion.
Mes rêves s'envolèrent d'un coup. S'envolèrent, oui, sur un derrière d'oiseau.
Dans mon imaginaire, la partie la moins appétissante du poulet vint remplacer les lettres d'amour.
Google était formel, mon nom désignait ni plus ni moins le postérieur.
La première syllabe de mon patronyme prit alors tout son sens: Cu... Cul-cul. Cul parti, cul perdu.
Pourquoi écrire un si long texte ? Chaudronnier, c'est très bien.
PS n°1: Pour savoir pourquoi les artistes prennent des heures pour parler de leur nom:
PS n°2: Pour voir le film qui m'a inspiré le texte de ce soir: