Libre comme l\'Eire

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FAUT-IL REGARDER "LA ZONE XTREME" ? REFLEXION META-TELEVISUELLE

Un ami m'a conseillé d'acheter le Philosophie Magazine de ce mois-ci

Je n'ai plus de télévision depuis longtemps. Je suis férue d'Orwell et de sa réflexion sur tous types d'écrans. Mon ami savait que son conseil ne tomberait pas dans l'oreille d'une sourde. Le dossier est passionnant, et se base sur une expérience télévisée : une fausse émission de télé-réalité a réuni des candidats pour savoir s'ils agiraient en bourreaux ou en heros.

J'étais prête, en bonne intello anti-télé, à crier haro sur la baudet : "A bas la télévision ! Elle nous rend mauvais, en effet !"

Neanmoins, par esprit de contradiction, j'aurais aimé voir, dans le dossier de Philosophie Magazine, au moins un article qui dédramatise le pouvoir télévisuel, mieux, qui presente la tele comme possible outil de savoir et d'elevation.

L'expérience Milgram, dans les années 60, montrait déjà que 62% de la population se soumettait à l'autorité scientifique. Durant l'expérience, il s'agissait d'envoyer des décharges électriques à de parfaits inconnus en cas de mauvaise réponse à une question. 62% des "cobayes," donc, sont allés jusqu'à la décharge mortelle.

Pour vous faire une idée de l'expérience, le plus efficace est de regarder cet extrait de I Comme Icare (parties 1 et 2), brillant et terrifiant.

Un documentaire-choc de France 2, appelé "La Zone Xtrême : jusqu'où va la télé ?" renouvelle l'expérience et remplace l'autorité scientifique par l'autorité télévisuelle. Le pourcentage passe de 62 à 81%.

Conclusion rapide et donc sans doute fausse : la télé empire les résultats déjà effrayants des années 60. Nous sommes plus que jamais prêts à nous soumettre à une autorité supérieure, qui lève les tabous et nous permet de torturer jusqu'à la mort notre voisin en supprimant les garde-fou nommés responsabilité et culpabilité.

Mais l'expérience de la Zone Xtrême est différente de celle de Milgram. Les candidats signent un contrat, jouent en équipe et surtout, tentent de décrocher 1 million d'euros, la décharge mortelle étant la condition sine qua non au gain du pactole.

Ce qui change la donne, mais pas tant que ça. I Comme Icare montre que les participants sont payés 6 dollars seulement. On indique aux candidats de La Zone Xtreme qu'ils ne gagneront rien du tout. Ce n'est donc pas l'appât du gain qui stimule l'obéïssance, mais bien le respect de l'autorité encadrant l'expérience.

L'argent, le jeu en équipe, le jeu tout court, le public qui scande "la fortune, la fortune !" la pression au sourire éclatant d'une jeune présentatrice, ces éléments peuvent éventuellement expliquer la hausse du pourcentage. Cependant, les candidats en question étaient prêts à passer à la télévision. Peut-on les considérer comme représentatifs ? (il ne s'agissait pas de la participation anonyme à l'expérience Milgram.) Pourtant, c'est moins un débat sur le pouvoir de la télé que la question de l'autorité qui se pose encore. Celle de la télé aurait-elle remplacé celle de la science, et plus efficacement ?


Obéïr. Désobéïr. Pensons aux heures les plus sombres de notre Histoire : ceux qui ont dit oui, ceux qui ont dit non, ceux qui n'ont rien dit. L'émission fera parler d'elle, des millions de bien-pensants diront "Voyez comment sont les gens !" en oubliant qu'ils pourraient bien faire partie des fameux 80 %.

Evidemment que l'on aimera s'imaginer parmi les justes.

Quant à la question "qu'aurais-je fait moi-même ?" c'est indécidable. Je n'aurais pas signé de contrat avec la télévision, c'est certain. Mais ça ne règle pas le problème.

Depuis toujours j'aime me présenter comme l'insolente, l'empêcheuse de tourner en rond, l'inclassable, l'inadmissible. J'aime chatouiller l'autorité et cela m'a parfois coûté cher, sans pour autant que je le regrette.

Mais l'inconscient ? Le plaisir sadique d'envoyer une décharge à un candidat qui vous rappelle le connard qui vous tabassait au lycée, le petit chef qui vous harcèle au boulot, la secrétaire un peu trop jolie de votre partenaire ?

Il existe du sadisme en chaque homme. Je ne pense pas que ce soit un penchant à cultiver.

En disant cela, je n'ai rien dit. Que penser de l'émission elle-même, dont vous trouverez la bande annonce ici ? Peut-être réveille-t-elle le penchant sadique qu'elle prétend dénoncer, sous couvert, tiens tiens, de recherche scientifique ? Et moi d'imaginer ses milliers de télespectateurs, qui jouiront secrètement de voir l'acteur souffrir, la plupart des candidats passer pour des salauds, et haïront les récalcitrants dans un murmure, noyé sous leurs bravos.

Quant à la chaîne France 2, qui dénonce la "télé-réalité" qu'elle refuse, contrairement à ses concurrents de TF1 et M6, elle est d'une belle hypocrisie. On ne trouvera pas de meilleure façon de critiquer des concurrents qu'en se dédouanant au nom de la science, encore elle.

Je ne conseille pas l'émission. Je ne l'ai pas vue. Je ne la déconseille pas non plus, puisque j'en parle et prends le risque d'éveiller votre curiosité.

 Je parle d'une émission que je ne regarderai pas. Vous y verrez un paradoxe intéressant. Je ne me donnerai pas l'excuse de la recherche scientifique ou de la réflexion sur notre temps pour titiller cette zone sombre du cerveau qui fait la force des dictateurs. Je ne ferai pas non plus grimper l'audimat d'une chaîne qui prétend décrier le manque de scrupules de ses concurrents, en appliquant la même recette sous couvert de sérieux.

Enfin, parce qu'un paradoxe ne vient jamais seul, je finirai sans doute ce soir-là le livre On Achève bien les chevaux, qui parle de télé-réalité avant l'heure, car il s'agit d'un concours où les candidats dansent jusqu'à épuisement pour gagner la somme de 10 000 dollars.

McCoy dans les années 30, Orwell en 48, Milgram dans les années 60 repris par Verneuil en 79. Ai-je besoin d'une énième confirmation de la folie des hommes ?




15/03/2010
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