Libre comme l\'Eire

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SUR LES EMEUTES AU ROYAUME-UNI

 

 

 

 

 

Au Royaume-Uni, la presse semble unanime concernant les émeutes qui ont secoué le pays la semaine dernière : le discours dominant s’étonne de la violence des émeutes, et de sa propagation à toutes les couches sociales. De la BBC à Skynews, du magazine The Economist au journal The Times, on s’indigne beaucoup des conséquences de cette révolte, sans s’interroger sur ses causes. Il n’y a guère que The Independent pour présenter à ses lecteurs un point de vue différent. Dans la lignée du discours de David Cameron, la BBC se contentait de déplorer une perte des valeurs, et de condamner les violences. Quand le Premier Ministre parle d'une "criminalité pure et simple," le chef de l'opposition dit des émeutiers qu'ils sont "sans excuse." Toutes les chaînes ont diffusé le discours pacifiste de Tariq Jahan, père de l’une victime des émeutes. Son discours est exemplaire. D’un autre côté, pas un journal télévisé n’a interrogé de manifestant sur le pourquoi de sa révolte.

 

 

 

UN CLIMAT SOCIAL BRÛLANT

 

 

Si l’on regarde des images de Tottenham avant les émeutes, on a l’impression de voir les images d’archives d’un quartier pauvre de New York dans les années 70 (Brooklyn, le Queens, Harlem ou le Bronx, au choix.) la misère de ces quartiers de Londres n’a jamais été la priorité d’aucun gouvernement britannique. Les émeutes se sont étendues au nord du pays, à Manchester et Birmingham. Rien d'étonnant si l'on sait que le nord est socialement plus défavorisé, et fut déjà le théâtre des manifestations de mineurs contre Thatcher dans les années 80.

 

 

 

 

 

Les violences ont également gagné Nottingham, ce qui est plus surprenant, puisqu'il s'agit d'une région des Midlands plutôt favorisée. Le malaise social est donc présent du nord au sud. De Thatcher à Blair, les gouvernements ont laissé pourrir une situation déjà fragile, avant que Cameron exclue encore davantage les milieux défavorisés, en triplant par exemple les frais universitaires. La crise aidant, les bourses offertes aux étudiants brillants et sans ressources ont été largement réduites dans les coupes budgétaires. De plus en plus parqués dans ces quartiers ghettos, les jeunes britanniques se sentent délaissés par une société dédiée aux riches, qui laisse les privilégiés se remplir les poches tout en condamnant les plus pauvres pour de menus larcins.

 

 

 

CONDAMNATIONS DISPROPORTIONNEES ET ENCOURAGEMENT A LA DELATION

 

 

 

Un adolescent condamné à six mois pour le vol d’une bouteille d’eau, une mère de famille à trois mois ferme pour tentative de vol d’une télévision et d’un lecteur DVD, les décisions de justice au Royaume-Uni font froid dans le dos en ce moment. Mary Ann Sieghart, dans The Independent, décrit à ce sujet le dangereux virage à droite du Royaume-Uni.

 

 

Un adolescent a été dénoncé aux autorités par ses propres parents pour le vol de trois paquets de chewing gum d’une valeur d’une livre sterling (un euro vingt.) Les parents ont été félicités par David Cameron en personne qui a salué « leur sens des responsabilités. »

 

 

N’est-ce pas au contraire une forme de démission parentale que de laisser les autorités se charger d’une punition qui aurait dû avoir lieu au sein de la famille ? Le parti conservateur déplore la perte des valeurs. Les enfants ne dérobaient-ils pas des bonbons chez le marchand dans les années 50 ? A l’époque, cependant, cela ne figurait pas à la une des journaux.

 

 

La délation a pris une dimension nouvelle récemment. Faceboook et les autres réseaux sociaux ont permis l’arrestation de centaines d’adolescents dénoncés par leurs « amis » virtuels, dans une course à la délation qui rappelle les heures les plus sombres de notre Histoire, et confirme la vision cauchemardesque de certains romans d’anticipation.

 

 

 

 

 

La différence avec les années 50 est là : l’adolescent de l’époque se vantait devant ses copains ou dans son lycée local d’avoir piqué chez le marchand le Playboy du mois. Aujourd’hui, les ados se vantent d’avoir participé à ce qui, selon eux, fut un morceau d’Histoire, mais ils le font à l'échelle planétaire, sur leur profil Facebook accessible à tous, où ils publient leur vrai nom accompagné de leur photo.

 

 

 

 

Ces jeunes, dans un acte stupide ou dans l’expression d’une incertitude concernant l’avenir, ont gâché le leur. Avoir un casier judiciaire rend en effet impossible l’accès à de nombreuses professions, dans les domaines du droit et du travail au contact des enfants, entre autres.La justice prend aussi le risque, en condamnant des adolescents à de la rpison ferme pour des délits sans gravité, d'en faire des criminels accomplis, grâce à un séjour à l'ombre où ils auront tout appris.

 

 

 

Des tabloïds comme The Sun ont également encouragé à la délation dans un choix de couverture d’une grande finesse…

 

 

CHOPEZ UN CRETIN

 

 

 ces images captées par des caméra de surveillance ont en effet permis à des citoyens anglais de dénoncer leurs voisins en toute sécurité et en parfait anonymat.

 

 

LA RESPONSABILITE DES MEDIAS

 

 

 

Les émeutes ne concernent pas seulement les jeunes défavorisés victimes de discrimination sociale ou ethnique, mais aussi des ados de la classe moyenne, sortis un soir pour faire monter l’adrénaline, ou dans une révolte sincère, car l’on est en droit de se rebeller contre une société injuste, même si l’on vit parmi ses privilégiés. Si les ados ont pu participer aux événements en live, c’est bien parce que la télévision a retransmis en direct les images de la révolte. Curiosité adolescente mais aussi adulte, qui a parfois eu pour conséquence un délit, premier encart à la justice pour nombre d’entre eux. Je ne dis pas qu’il faille revenir au journal papier que l’on pouvait lire seulement au lendemain des faits. Cependant, l’emballement télévisé a largement contribué à l’ampleur et à la propagation des émeutes, notamment sur les chaînes comme Skynews, qui ont pour objectif le scoop à tout prix et le sensationnel, habituellement réservés à la presse à scandale ou Tabloïd.

 

 

On retrouve d'ailleurs les mêmes photos, des tabloïds à la presse dite sérieuse. (Merci à David Courbet, du site @rrêt sur Images)

 

 

 

 

 

Voyez comme The Daily Star et le journal I noircissent le tableau au sens littéral.

 

C’est ainsi: la peur fait vendre. Tremblez, braves gens, devant ce jeune cagoulé ! Une voiture qui brûle, c’est photogénique et télégénique, ça possède l’allure splendide et désespérée d’une apocalypse.

 

 

Car le désespoir aussi vend du papier:

 

 


 

 

 

 

Sur cette photo, une londonienne saute par la fenêtre pendant les émeutes.

 

 

Plutôt que de traiter la cause du désespoir, à savoir la crise économique et le malaise social qui déchirent le Royaume-Uni, les médias se contentent trop souvent d’en exhiber les conséquences, choix plus spectaculaire, qui appelle davantage au constat qu’à l’analyse.

 

 

 

 

DES EMEUTIERS, TOUTES COUCHES SOCIALES CONFONDUES

 

 

 

De nombreuses catégories socioprofessionnelles que l’on n’associe guère à ce genre d’événements ont pris part aux événements. Parmi les émeutiers, une prof et une mère de famille. La mère de famille en question a laissé sa fille à garder dans l’idée de dérober un lecteur DVD et une télévision. Les gardiens du magasin l’ont retenue jusqu’à l’arrivée de la police. Cette femme était endettée de 2000£. La société de consommation pousse à l’endettement, et à une frustration susceptible d'entraîner ce genre de comportement. On rêve de la télé et du lecteur sans pouvoir se les offrir, et l’on profite d’un moment de chaos où le délit semble facile et restera apparemment impuni. Dans ces moments de folie collective, on ne pense pas forcément aux caméras de sécurité omniprésentes, notamment à Londres. Commettre un délit parce qu’on est certain de ne pas se faire prendre, l’histoire ne date pas d’hier. Le premier à avoir écrit sur la question s’appelait Platon.

 

 

« Personne n'est juste volontairement, mais par contrainte, la justice n'étant pas un bien individuel, puisque celui qui se croit capable de commettre l'injustice la commet. »

 

 

Je ne cherche pas ici à trouver des excuses aux émeutiers, la reponsabilité individuelle ne doit pas être remise en cause. Mais qu'en est-il de la responsabilité collective? Ces actes, s’ils sont répréhensibles, sont également compréhensibles.

 

 

L’enseignante qui a participé aux émeutes a aussi fait couler beaucoup d’encre. Ce que l’on dit moins, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un professeur titulaire, mais d’une teaching assistant. Ces profs précaires au Royaume-Uni gagnent entre 10.000 et 15.000£ par an, soit entre 11.500 et 17.200 euros. Cela représente en moyenne entre 950 et 1433 euros par mois (source ici). Le plus bas salaire est donc inférieur au SMIC français, et le plus haut n’atteint pas notre salaire médian. Il n’atteint pas non plus le salaire d’un stagiaire effectuant son plein temps (1584 euros pour 18 heures devant les classes.) 

 

 

 

On oublie un peu vite les manifestations du secteur public britannique face à la réforme des retraites (eh oui, eux aussi) le 30 juin dernier, ainsi que celle d’octobre 2010, qui dénonçait les coupes budgétaires de 25% dans le service public, et les nombreuses suppressions de postes d’enseignants (ça vous rappelle aussi quelque chose ?)

 

 

 

 

 

Dans la population britannique, les fonctionnaires ont perdu énormément de pouvoir d’achat. Les enseignants, donc, mais aussi… les policiers.

 

 

 

LE RÔLE DE LA POLICE

 

 

 

 

 

 

Les émeutes ont été déclenchées par ce qui ressemble à une bavure policière : un homme noir de 29 ans qui faisait apparemment partie d’un gang a été tué par la police dans d’obscures circonstances. Ce n'est pas la première fois que l'on accuse la police anglaise d'un crime raciste. A la misère sociale et à l’absence de perspectives d’avenir s’ajoutent donc une colère et une frustration réprimées depuis longtemps vis-à-vis des forces de l’ordre.En effet, dans les années 80, la police était déjà la cible des manifestants anti-Thatcher:

 

 

 

Au premier plan à droite : "Thatcher paie la police pour affamer les enfants"

 

 

La police, fortement décrédibilisée depuis l’affaire Murdoch, a été vivement critiquée pour avoir réagi trop tard et trop faiblement durant les émeutes. Or, les coupes budgétaires de Cameron concernaient en grande partie la police. Le maire de Londres Boris Johnson s’est d’ailleurs rangé à ses côtés pour supprimer des postes. On ne peut donc pas entièrement reprocher à la Met (police de Londres) d’avoir failli à la tâche, le sous-effectif étant de plus amplifié au mois d’août. La police n’avait clairement pas les ressources nécessaires pour faire face à un tel soulèvement. En tout, environ 14000 postes d’officiers de police seront supprimés sur tout le territoire d’ici à 2014.


 

POUR NE PAS CONCLURE

 

 

 

Inégalités sociales, coupes budgétaires, frustration générée par la société de consommation, les émeutes sont la quintessence d’un malaise qui s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. Si les révoltes des pays arabes ont été saluées par la presse mondiale, il est temps qu’elle se penche sur les révoltes mettant à mal les démocraties, qui n’ont jamais éradiqué la misère, et deviennent elles-mêmes dictatures quand leurs médias, anciens et nouveaux, facilitent avec zèle une délation à grande échelle.

 

 



21/08/2011
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