Libre comme l\'Eire

Libre comme l\'Eire

LE FACTEUR T

 

Mon métier consiste à écouter les professionnels. De les encourager à s’exprimer, de parler de leur travail avec leurs propres mots, de leur expérience et leur envie de changement, de m’expliquer en quoi consiste leur rôle et si ce rôle leur plaît.

 

Je ne suis pas psychanalyste. Je suis professeur d’anglais. Je travaille pour des entreprises. Mes stagiaires sont salariés, chercheurs, secrétaires, ingénieurs, agents de sécurité, médecins. Le cours n’est jamais le même d’une heure à l’autre. Parce qu’un débat sur le tabac sera différent suivant que je discute avec un chercheur sur le cancer ou un employé de bureau fumeur depuis vingt ans.

 

 

 

 

 

 

 

Mais une chose entre en ligne de compte, qui ne concerne ni le contenu de mon cours ni le niveau en langues des étudiants. Le facteur T. Il apparaît dès la prise de contact. Le stagiaire se présente, parle de son métier, de sa raison sociale, de son gagne-pain, son boulot, son turbin, son taf. Je n’ai pas face à moi des adolescents perdus, des jeunes inquiets du marché du travail ou des élèves en mal d’amour. J’ai des adultes, des grands, des sages, des qui ont l’âge de mes parents, d’autres de ma génération. Des professionnels, dit-on, avec qui j’aborde la langue de manière pratique, sans détour, dans un but conversationnel ou technique.

 

On voudrait, sur le papier, confiner la langue à un but utilitaire, et voilà qu'elle jaillit telle qu’elle est : riche, hésitante, elle en dit beaucoup et parfois trop, sur l’âme, le cœur, les douleurs des hommes, des femmes, jeunes premiers ou vieux loups. Je demande leur CV en anglais et nous improvisons un entretien d’embauche, avec des questions-type sur l’expérience, les diplômes et la motivation. Mais l’entretien n’est pas un vrai, la perspective d’embauche est imaginée, et l’on ne parle pas à un employeur potentiel comme à sa prof d’anglais. Et j’entends dans mes faux entretiens tout ce que les employeurs n’entendent pas. La complaisance se tait, la sincérité vient. Ils me disent leur ennui, elles me disent leur désir d'évolution. Ils évoquent le changement d’un métier qu’ils ne connaissent plus, elles parlent de l’arrogance des petits chefs. Les uns déplorent le triomphe de la médiocrité dans les postes à responsabilité, les autres les conditions de travail qui s’effritent. Ils ont mal au travail.

 

 

Nos quelques heures, souvent, établissent un climat de confiance. La langue ne vient que si l’on est à l’aise : je corromps les timides au chocolat chaud, j’amadoue les grandes gueules en les aimant un peu (comment ne pas aimer ceux qui nous ressemblent ?) je fais fondre les complexes vis-à-vis de l’anglais en racontant mes déboires en physique-chimie. J’ai les moyens de les faire parler. Quelques années d’enseignement aident à rendre volubiles les plus avares de mots.

 

Puisqu’il s’agit de cours particuliers, nous sommes en face à face, seuls dans la salle de classe et, comme dans le cabinet d’un psychanalyste, ils savent, sans qu’ils aient besoin de le demander, que les échanges resteront entre nous. J’ai lu à Dublin l’essai d’un psychanalyste qui racontait son métier.

 

 

 

 

A chaque première séance, il posait au patient la même question :

 

What ails ?

 

Qu’est-ce qui fait mal ?

 

Je ne pose jamais cette question. Nul besoin. La souffrance sort toute seule. Les yeux s’embuent, la colère vibre au bord des lèvres, le stagiaire n’a pas envie de parler boulot, fort bien, je sors un sujet sur la malbouffe, et pourtant le travail revient par vagues successives. On devrait parler de la vidéo, du texte ou de l’image, et bien entendu ils parlent d’eux, puisqu’on ne parle jamais que de soi.

 

Et ils ont mal. Beaucoup, souvent, par petites touches, ils ont mal au travail, nagent dans l’incompréhension d’une restructuration, d’un service public qui se privatise, témoignent d’un manque de reconnaissance. Ils me disent tout cela dans leur anglais qui manque de mots. Ils les trouvent tout de même, il faut bien que la frustration déborde quelque part, et une prof de langues, puisqu’elle les fait parler, les écoute. Ils ont mal à leur travail et je suis fière du mien. Je me désole cependant de voir des ingénieurs craindre pour leur avenir, des gens d’expérience dont on dit qu’ils coûtent cher, des jeunes, intellectuels précaires, qui sautillent de post-doc en post-doc en espérant des jours meilleurs. J’ai fui le malaise enseignant et me voici plongée dans le malaise salarié, mêmes salauds, même mensonges. On brime les brillants et l’on promeut les imbéciles. Si bien qu’une chanson de Brel me trotte dans la tête, obsédante. Surtout ce couplet-là :

 

 

On traite les braves de fous, et les poètes de nigauds,

 

Mais dans les journaux de partout Tous les salauds ont leur photo !

 

Ça fait mal aux honnêtes gens

 

Et rire les malhonnêtes gens,

 

Ça va ! ça va ! ça va ! ça va !

 




27/10/2011
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