Libre comme l\'Eire

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LA NOUVELLE DANAIDE

Vit chez moi une ouvrière. Nous partageons le même lit. Elle travaille de nuit, je m’ennuie de jour. Elle rentre épuisée à l’heure ou je m’éveille, chanceuse, peut-être, de mon oisiveté inattendue. Et quand, reposée, je reprends la plume, elle tombe dans le sommeil comme on saute d’une falaise, pleinement, voluptueusement, en confiance d’accepter enfin le néant.

 

Si le clavier me prive d’encre au bout des doigts, l’abeille, elle, y plonge ses ailes. C’est son métier, sa raison sociale, son gagne-pain. Elle fabrique des cartouches d’encre à l’usine. L’encre qui me permet d’imprimer mes textes jaillit des mains d’une femme qui n’écrit pas, trop absorbée par les machines, trop consciencieuse, trop surveillée pour que l’inspiration la courtise.

 

Je l’imagine, un bonnet de plastique sur la tête, une blouse blanche, la féminité, la jeunesse effacées par l’effort. La condition ouvrière me rappelle les mythes grecs des Enfers. D'une part les Danaïdes, cinquante jeunes filles condamnées à remplir, a l’infini, un tonneau percé.

 


 

Sisyphe, condamne à pousser pour l’éternité un rocher en haut d’une colline, qui redescendait inexorablement.

 


 

L’usine m’est toujours apparue comme la représentation moderne des Enfers, ou les suppliciés accomplissent la même tache répétée. Mais le châtiment serait incomplet si la routine, en plus d’être éreintante, n’était pas vaine. C’est Camus qui a le mieux exposée la question, en comparant la condition de l’Homme moderne à celle de Sisyphe.

 

 

La pierre revenant a son point de départ, le tonneau percé, peut-être l’abeille considère-t-elle ainsi les cartouches d’encre. Un labeur pas tout a fait vain, puisqu’il permet a l’entreprise de vendre ces cartouches et faire fonctionner les imprimantes assemblées par d’autres ouvriers, toujours pour son compte. Mais qu’en pense ma Danaïde ? Elle rentre au foyer l’encre au bout des doigts, et mes mains propres lui préparent un chocolat chaud.

 

Elle plonge ses mains dans l’encre pour que la petite sotte, la bourgeoise que je suis, puisse écrire sans maculer les siennes.

 

J’ai fait l’expérience d’un fast-food, il y a tout juste dix ans, que j’appelais l’usine à merde. J’y avais observé les employés condamnés à être la, pour payer le loyer ou aider les parents. Et moi, je vidais les poubelles la tête haute, car la fac de droit m’attendait a la rentrée et que les heures passées a la friteuse me finançaient un voyage a Londres.

 

Je travaillais la en sociologue, en enfant gâtée qui se frotte juste un peu a la dureté du monde, pour jouer a l’adulte, jeter un regard furtif par la fenêtre de « la vraie vie. »

 

Il n’est qu’une bourgeoise qui ait travaillé a l’usine, afin d’en parler dans ses écrits.

 


Simone Weil a fait l’expérience de l’usine pendant un mois, dans le but de comprendre l’aliénation ouvrière. Et quand bien même, elle ne l’a pas vraiment vécue. Pour la vivre il faudrait se glisser dans la peau d’un ouvrier, fils d’ouvrier, sans qualifications, sans autre avenir que le travail a la chaine. L’usine bouche l’horizon, qu’il s’agisse des décors urbain et campagnard ou du destin de ses travailleurs.

 

A quoi rêve-t-elle, ma Danaïde ? Quand elle travaille de nuit est-ce que le bruit des machines fait comme une musique ? Est-ce qu’elle s’imagine danser au rythme du souffle de ses sœurs d’infortune ?

 

 

Sans doute pense-t-elle aux études qu’elle aurait aimé faire. Cette absence de diplôme, c’est son boulet au pied.

 

Moi, j’écris  à son propos et je suis diplômée. Diplomee et sans travail. Je lui ai demandé si l’on recherchait de la main d’œuvre à l’usine. Elle m’a dit qu’on ne m’y embaucherait pas. Mes diplômes m’empêcheraient de devenir ouvrière. Surdiplômé. C’est un drôle de terme qu’on entend souvent. Mais que cache-t-il ? Pourquoi embaucher la polonaise ou la brésilienne sans qualifications et pas la française diplômée ? C’est une question pratique. On ne voudrait pas qu’une jeune prof, a la moindre occasion, quitte l’usine pour retrouver son ancien métier. On ne voudrait pas, surtout, qu’elle vienne revendiquer ses droits en cas d’injustice. La polonaise qui maitrise mal l’anglais lira moins bien son contrat, acceptera plus aisément des conditions de travail injustes. Les intellectuels ont le défaut d’ouvrir leur gueule. L’ouvrière peu qualifiée ne causera pas d’ennuis.

 

 

JE SAIS QUE JE SUIS SURDIPLOME.

ETSI JE VOUS PROMETTAIS DE N'UTILISER QUE LA MOITIE DE MON CERVEAU ?

 

Et quand bien même mentirais-je sur mon CV, en retirant mes diplômes, mon expérience de prof, en la remplaçant par un mince passée, je me trahirais le jour de l’entretien. En anglais plus encore qu’en français, le premier mot sorti de votre bouche révele votre origine géographique et sociale. Je n’ai pas l’accent irlandais des ouvriers. Je n’ai pas l’anglais hésitant de la lituanienne forcée de faire des ménages chez les riches. J’ai l’anglais éduqué de celle qui a eu la chance de vivre en Angleterre et d’étudier dans une grande fac.

 

On ne me donnera pas de travail à l’usine. Ni dans les fast food de Dublin, ni dans ses supermarchés. Je suis moi aussi prisonnière, dans une moindre mesure, de ma condition. A moins de m’inventer une vie et de détruire mon accent britannique, je ne trouverai pas de ces petits boulots censés dépanner en période de galère.

 


 

Je pense enfin a ma Danaide, dont la seule richesse est d'etre lucide. D'autres n'ont pas ce privilege. Comme les ouvriers dans le 1984 d'Orwell,

 

"Until they become conscious they will never rebel, and until after they have rebelled they cannot become conscious."

 

 

 

Prendre conscience de leur condition avant de se rebeller, la rebellion etant la condition de leur prise de conscience. D'ou l'inertie des proletaires dans le roman.

 

Meme si l'espoir, selon Orwell, demeure chez les proletaires, le paradoxe empeche cet espoir de se concretiser.

 

Car c'est bien la condition de Camus. Il ne croit pas en l'espoir, mais en la lucidite. La lucidite permet a Sisyphe de s'elever au-dessus de son chatiment, tout comme l'homme lucide s'eleve au-dessus de sa condition. Le seul moyen de combattre l'absurde, c'est d'en etre conscient.

 

L'absurde me fait grincer les dents, meme si certains ont pris le parti d'en rire...

 

 



03/10/2010
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